Le DIEU des francs-maçons

Le DIEU des francs-maçons
derniers exemplaires
Prix: 24,50 €
Référence: 2-054

                             
Le Dieu des francs-maçons

Les francs-maçons se querellent sur l’obligation de croire ou de ne pas croire en Dieu pour être reconnus orthodoxes. Un athée peut-il pratiquer l’entraide fraternelle envers un croyant, et réciproquement ? Les réponses sont contradictoires, et aucune ne peut prétendre être définitive.

En s’interdisant une position dogmatique, André Kervella observe que, depuis leur apparition au dix-septième siècle, les francs-maçons ne se sont pas donné la même image de Dieu et n’ont donc pas conçu de la même façon leur rapport à la religion.

Il invite à reprendre en main les écritures bibliques et les principales interprétations qui en ont été données, afin de replacer le travail des loges maçonniques dans le contexte historique et philosophique de son évolution jusqu’à notre époque. Dès lors, comment affronter l’avenir ?

D’où, sur la fin, la question cruciale de la laïcité et du combat à mener contre les intégrismes et fondamentalismes liberticides et mortifères.

extrait de l'ouvrage

Voyez l’enluminure que réalise Jean Fouquet vers 1465 pour illustrer une édition des Antiquités juives de Flavius Josèphe. Elle représente des ouvriers en train d’édifier le temple de Jérusalem, mais un temple gothique et des ouvriers agissant comme au pied des cathédrales. À gauche, bras levé, sur un balcon de son palais, Salomon couronné explique à un visiteur agenouillé ce que sera l’édifice fini. En bas, des hommes presque tous de gris vêtus s’affairent autour des blocs de pierre, tandis que des visiteurs en robes longues colorées ne sont que de passage, comme ceux qui gravissent un escalier pour entrer dans le palais. À un étage au-dessus de cet escalier, posté à une fenêtre, est un homme seul, peut-être l’architecte (Hiram ?), peut-être un clerc chargé de la surveillance, peut-être aussi un clerc architecte, en tout cas un homme à l’écart de la poussière et des chocs. Le gris des habits, pareil au plomb, contraste avec l’or dont les façades du temple sont peintes. L’œuvre vaut bien plus que l’ouvrier. On dirait qu’elle résulte d’un processus alchimique de transmutation, et celui qui en a la maîtrise demeure le clerc dont la science vient des livres, du secret des livres. Les besogneux n’en sont jamais que les agents ignorants. Existe-t-il un alchimiste qui ne sache pas lire ? Salomon passe lui-même en ce temps comme le maître des sciences occultes, l’expert en savoir supérieur et caché. Ce que l’image impose aussi, c’est la multitude des statues. Elles sont partout, et derechef vêtues à la façon bourgeoise, c’est-à-dire des clercs. Statues de saints assurément, qui prient mains jointes ou devisent ensemble. Pas une n’évoque le maçon, le sculpteur, en chausses et robe courte, bonnet ou chapeau sur la tête.

Titre : Le DIEU des francs-maçons
Auteur : André Kervella
Nb. pages: 282 pages
N° ISBN : 978-2-36353-051-6
Prix public : 24,50€
Poids : 410 g.
N°ISBN/ePub : N.A
Date édition : mars 2019 - tirage limité

Entretien avec l'auteur

André Kervella, vous êtes connu comme historien. Comment classer votre dernier livre ? Peut-on faire de l’histoire avec la question de Dieu ? Faites-vous de la théologie ? De la métaphysique ?

- Évidemment, si l’on accorde à Dieu l’éternité ou l’atemporalité, il échappe à l’histoire. Mais je précise dès la première page que je ne me pose pas la question de l’existence ou de l’inexistence d’un ou de plusieurs principes divins. Ce n’est pas cela qui a motivé l’écriture de ce livre. Je m’intéresse plutôt aux images ou représentations que les francs-maçons se donnent de Dieu. Ce n’est pas du tout la même chose. Je ne m’engage pas dans le débat théologique. En revanche, j’observe que les francs-maçons ne sont pas d’accord sur l’idée qu’il faudrait se faire de Dieu et de la place qu’il faudrait réserver à cette idée à la fois dans les discours et dans l’effectuation des rituels. Vous savez d’ailleurs que le principe de régularité, tel qu’il est conçu par l’actuelle Grande Loge d’Angleterre, exige la croyance en Dieu. Toutes les obédiences adogmatiques sont alors infériorisées ou dévalorisées. La régularité est synonyme d’orthodoxie ou d’authenticité.

Et vous en pensez quoi ?

- Vaste sujet ! Je me demande s’il est requis de croire en Dieu pour avoir une attitude sincèrement fraternelle envers autrui. Mais on va y revenir sans doute au fil de cet entretien. Pour le moment, il s’agit de planter un décor, si j’ose dire. En fait, j’entrelace dans mon livre deux pistes de réflexion. La première est de rappeler dans quelles circonstances les premières loges maçonniques spéculatives sont apparues en Grande Bretagne et comment elles se sont progressivement structurées. La seconde est de préciser quelles furent les préoccupations philosophiques de leurs membres. L’une ne va pas sans l’autre. Je prends acte notamment que les premiers francs-maçons attestés, en particulier Elias Ashmole, sont impliqués dans des guerres civiles dont le prétexte est religieux. Donc, Dieu est en cause, au travers des opinions qu’on en a. Ensuite, au fil des années et des décennies, la religion demeure un sujet de litige. Même si la politique prédomine, les protagonistes font rarement abstraction de leurs convictions quant à la manière d’assumer leur foi. Bien entendu, en disant cela, je ne crois en rien que les premières loges, ni au temps d’Ashmole ni au temps d’Anderson, se réfugiaient dans une sorte de neutralité vis-à-vis des affaires de l’État et celle des Églises. Le premier article des Obligations de 1723 est un leurre sur ce point.

Vous voulez dire que cet article qui dit que les discussions religieuses et politiques doivent être proscrites des loges n’est pas recevable ?

- Exactement ! Il a tout son sens quand il dit que ce genre de discussion n’est pas admis. Mais il faut mettre l’accent sur le mot « discussion ». Pas sur les autres mots. Il est parfaitement clair que la religion et la politique sont présentes dans les loges de Londres dans les années 1720 et après. En effet si la croyance en Dieu est exigée, alors la religion n’est pas laissée au-dehors, n’est-ce pas ? Et c’est, dans l’esprit d’Anderson, la religion chrétienne. De même, la politique soutenue par Anderson est celle des Hanovre qui règne sur la Grande Bretagne depuis 1714. Une délégation de la Grande Loge se rend même un jour auprès du gouvernement anglais pour l’assurer de sa soumission. Cette religion et cette politique sont acceptées comme allant de soi. Voilà pourquoi il ne faut pas les discuter. Il me semble d’ailleurs que la politique imprègne la doctrine de plusieurs obédiences françaises qui se disent républicaines. Je ne critique pas, je constate qu’il n’est pas facile de se déclarer apolitique. Je tiens même la chose pour impossible. On a beau dire qu’il faut laisser ses métaux à la porte du temple, les Frères et les Sœurs ne peuvent faire abstraction de leur conception de la citoyenneté, pas plus d’ailleurs que de leurs sensibilités religieuses, ou de leur indifférence.
Quand même, je tiens à rassurer les lecteurs qui pourraient craindre une irruption de l’idéologie dans mon propos. S’il s’agit d’évoquer les faits politiques ou religieux, ce n’est pas pour prendre un quelconque parti, ni pour me prononcer sur le sens des engagements individuels, c’est plutôt pour mettre en relief des tendances lourdes, des tendances globales qui façonnent l’arrière-plan socioculturel sur lequel travaillent les loges. Avec quelles doctrines religieuses sont-elles compatibles ? Avec quels régimes politiques ? Ce n’est faire injure à personne que de dire qu’elles ne le sont pas avec les intégrismes ni avec les fascismes. Aujourd’hui, pas un seul franc-maçon ne peut se désintéresser de la violence obscurantiste qui, dans les deux cas, fait la Une des médias. La problématique relative aux origines de l’Ordre est donc subalterne au regard d’une réflexion que nous devons avoir sur l’actualité.

Au moins pour la religion, vous proposez quand même une relecture des textes bibliques et des conditions dans lesquels ils ont été écrits. Ce retour en arrière vous semble nécessaire pour comprendre quels sont les thèmes retenus par les francs-maçons pour élaborer leur littérature, leurs rituels, leurs apologies. Vous pourriez nous donner quelques repères ?

- La littérature maçonnique se définit comme une littérature de tradition. Elle prétend remonter loin dans le temps. On le voit bien avec Anderson qui n’hésite pas à citer Adam et Ève, ainsi que tous les prophètes et les grands personnages de l’antiquité juive. Mais cette tradition est une œuvre de composition. Je dirai même qu’elle est de nos jours une œuvre de recomposition, au sens où les options des pionniers sont oubliées et remplacées au fil du temps par d’autres censées être plus attrayantes. La tradition est en réalité très plastique. Elle se métamorphose souvent, bien qu’on soit persuadé du contraire. L’exemple le plus flagrant concerne les hauts grades qui, une fois qu’ils ont été créés, se sont prêtés à des lectures différentes. Je pense à ceux qui dérivent de la matrice jacobite, notamment à l’Arche Royale et au Rose-Croix. Après 1750, quand la cause des exilés s’est avérée perdue, ils ont été expurgés de leurs allégories à connotations politiques pour être rabattus vers la philosophie, voire un ésotérisme assez abscons. C’est d’ailleurs l’amnésie qui entoure désormais les conditions de leur apparition qui fait que les auteurs d’ouvrages de vulgarisation prêtent à la Grande Loge de Londres une importance qui n’a jamais été la sienne. Les premières loges françaises ne lui doivent strictement rien. Est-il nécessaire, en passant, de rappeler que les premiers grands maîtres des loges de France jusqu’en 1738 sont tous des jacobites, militants notoires de la cause de Jacques III ?

Dans votre livre, vous rappelez que les premiers rituels Rose-Croix mettent en exergue le nom du prince Charles-Édouard…

- Les sources documentaires sont aujourd’hui suffisamment nombreuses et concordantes pour qu’on admette en effet, et une fois pour toutes, que ce grade est à son origine centré sur ce prince qui est le dernier à tenter une expédition militaire en Grande Bretagne pour reconquérir au profit de son père le pouvoir perdu en 1688. Il existe plusieurs certificats maçonniques qui le nomment expressément, sans équivoque possible. Dans mon ouvrage sur les sources du REAA je fournis d’ailleurs des éclaircissements sur les circonstances qui ont amené de hauts dignitaires de la diaspora écossaise à reporter sur Charles-Édouard les espoirs auparavant incarnés par Jacques III. Maintenant, dans Le Dieu des Francs-maçons, j’observe que le prince Charles est souvent comparé au Christ. De même que l’image du Christ est celle du sauveur, du rédempteur de l’humanité, en ramenant les égarés dans le royaume de Dieu, ce jeune prince est décrit dans plusieurs témoignages comme celui qui ramènera les Britanniques sous la royauté de son père. La comparaison est même suggérée de bonne heure, quelques jours avant sa naissance en 1720, par un des principaux responsables politiques. C’est ainsi que les spécialistes qui se demandent comment a émergé le système d’Heredom articulé autour du Rose-Croix gagneraient à étudier de près l’épopée jacobite. Je les invite notamment à lire les manuscrits de Pierre Lambert de Lintot. Dans un texte où il expose ce qui est censé légitimer son action maçonnique à Londres, il cite les Stuart de façon très explicite, sans ambiguïté. De toute façon, on voit bien que la symbolique chrétienne inspire les concepteurs de ce grade. Preuve que la religion n’est pas laissée hors champ.

Puisque le sujet s’y prête, que pensez-vous d’une éventuelle influence du mouvement Rose-Croix sur la franc-maçonnerie naissante ?

- Il est superflu de détailler ici comment Johann Valentin Andreae en est venu à inventer cette légende. On n’en a pas le temps. Je pense que personne n’a cru à son époque qu’il existait une fraternité secrète inspirée par un sage d’Allemagne ayant fait le voyage d’Orient pour acquérir une sagesse rare et former des disciples chargés d’entretenir sa mémoire au fil des générations. Si ses ouvrages ont quand même suscité un grand intérêt parmi les intellectuels, c’est parce qu’Andreae y condensait des préoccupations qu’ils partageaient eux-mêmes. Certaines étaient justement liées aux faits religieux. L’inventeur de la fictive secte des Rose-Croix était luthérien, et il espérait une réforme des sciences tout comme il approuvait la réforme religieuse d’Allemagne. Il espérait aussi une réforme sociale et politique. Chez lui aussi, le Christ était une figure emblématique. C’est du reste pourquoi il se plaisait à imaginer une cité idéale qu’il appelait Christianopolis, dont l’organisation rationnelle était supposée apporter aux habitants les conditions de la félicité. Les intellectuels y avaient une place de choix. C’était sa Jérusalem céleste. Son influence sur les premiers francs-maçons peut être confirmée par le fait qu’Ashmole ou Robert Moray, entre autres, appréciaient sa littérature. Mais je ne suis pas sûr qu’elle ait été déterminante au moment de l’invention du grade Rose-Croix dans le système écossais. Je pense que, dans ce cas précis, il faut remonter aux récits plus ou moins légendaires qui prétendent voir apparaître une distinction de chevalerie sous le même nom après la bataille de Bannockburn en 1314, quand les Écossais menés par Robert Bruce ont réussi à triompher des troupes anglaises d’Édouard II. Cette date est d’ailleurs retenue par Lambert de Lintot comme marquant l’origine de l’Ordre d’Heredom (Heredon sous sa plume). Je n’exclus pas cependant une influence secondaire des livres d’Andreae, par imprégnation de certains thèmes, entre autres celui de l’élitisme.

Au centre de votre réflexion, il y a une question qui déborde le cadre limité de la franc-maçonnerie. C’est la question des intégrismes, des totalitarismes, et même des terrorismes. Quelques mots là-dessus ?

En fait, la problématique que j’ai voulu aborder n’est pas seulement maçonnique, mais structurale, si j’ose dire. La réponse que la franc-maçonnerie lui apporte est une réponse parmi d’autres. Pour faire bref, je me demande en quoi les religions qui aspirent à l’universalité ne portent pas en germe une tension à l’intégrisme dont la forme concrète la plus exacerbée est le terrorisme. Sur ce plan, les rapports complexes du savoir à la foi sont à examiner de près. Une analyse philosophique montre que tous les hommes aspirent à l’unité de leurs connaissances, et à leur totalisation, mais comme ils n’y parviennent pas avec l’aide seule de la raison, comme ils rencontrent toujours des zones obscures, des domaines de flou, ils cherchent à compenser ce qui leur manque par un recours à l’imagination, aux sentiments. La religion fait partie de ce dispositif de compensation. Les adeptes de la révélation m’objecteront bien sûr que la vérité ultime peut être obtenue par la grâce. Ce serait un don de Dieu. Mais, sans paradoxe aucun, la révélation est réservée à peu d’élus ; elle n’est pas reçue par tout le monde, même si ceux qui la reçoivent se proposent de la partager. Il y a donc toujours un moment où les imaginations s’emballent.
Ceux qui sont convaincus d’avoir une croyance plus forte, plus pure que leurs prochains, sont tentés de l’imposer comme modèle unique. L’enjeu n’est pas seulement spirituel. Il est également pratique, au sens où toute religion présuppose une morale, une manière de se comporter en société. L’intégriste est donc celui qui veut régir l’intégralité de la morale, en se réclamant de l’intégralité des préceptes contenus dans son dogme. Toute déviance ou dissidence est ressentie par lui comme une menace de désordre. Quand il réplique par la violence, celle-ci peut se traduire par l’élimination physique des personnes. Dans l’impossibilité de mettre toute une société à son pas, l’intégriste ne voit rien de mieux que d’isoler ou supprimer les réfractaires. Sans jouer sur les mots, l’intégriste choisit de désintégrer ceux qui lui résistent. Le totalitarisme politique fonctionne sur le même principe, avec l’élimination des dissidents réels ou présumés.
Je plaide pour des religions ouvertes, qui admettent les différences sans les stigmatiser, qui renoncent une fois pour toutes aux ambitions d’hégémonie. Aucune ne possède le monopole de la foi. C’est ce que je rappelle dans mon livre en précisant que les théologiens le savent bien eux-mêmes, puisque les controverses au sein d’une même religion, quelle qu’elle soit, prouvent que l’unanimité y est inconcevable. Tant pis si je choque, mais selon moi le plus menaçant danger des religions survient quand elles visent l’universel.

Vous évoquez à plusieurs reprises la Réforme protestante.

Oui. Mais pas dans ce contexte. La prétention à l’universel est plutôt chez les catholiques, comme l’étymologie de ce mot l’indique. Chez les protestants, deux grands noms viennent à l’esprit : Luther et Calvin. S’ils étaient tous deux d’accord pour se séparer du catholicisme romain, ils divergeaient sur certains points. Je ne pouvais pas faire l’impasse sur Calvin, notamment, puisque c’est le mouvement lancé par lui qui a trouvé un grand écho en Écosse, chez les presbytériens. Or, Anderson en était. Il appartenait à la Kirk, c’est-à-dire à cette Église calviniste devenue puissante sous les règnes successifs de Jacques Ier et Charles Ier. Les guerres civiles des années 1630-1640 sont provoquées en fait par des oppositions religieuses farouches. Dans ce contexte tumultueux, les premières loges maçonniques sont apparues, sans aucun rapport d’héritage ou de continuité avec les corporations de métier. Mais, dans mon livre, l’essentiel de mon propos n’est pas de reprendre sous une autre forme ce que j’ai déjà présenté dans d’autres. Il est de voir en qui les premières sources documentaires maçonniques nous renseignent sur les choix idéologiques de ceux qui les ont rédigés. Entre autres, il me semble que jurer fidélité au roi et à la « Sainte Église », quand Charles Ier est si contesté qu’il va être décapité, n’est pas indifférent. Ce genre de serment ne peut concerner les opposants, les frondeurs.

Que pensez-vous de la position maçonnique qui consiste à laisser aux initiés le libre choix de leur religion ? Après tout, le Grand Architecte de l’Univers autorise une multiplicité de conceptions sur Dieu. Peu importe les autres noms qu’on lui donne, comme Yahvé, Dieu ou Allah.

J’entends bien les exhortations à la tolérance mutuelle. Mais j’ai un gros problème avec le GADLU. D’abord, il incite à adhérer à un monothéisme, quel qu’il soit. Or, ce monothéisme interdit le polythéisme et l’athéisme. Les civilisations ou cultures qui l’adoptent le présentent comme une évidence. Sur quelles bases ? Il y a une absence de réflexion sur ce qui incite à préférer un seul dieu et à rejeter l’hypothèse que plusieurs existent. Les plus grands philosophes et théologiens éludent la question de l’unicité. En Europe, certains expliquent que l’évolution normale de la pensée est d’avoir d’abord tendance à se disperser, un peu comme les enfants qui croient à tout et à n’importe quoi, puis de se discipliner pour se focaliser sur un principe supérieur. C’est pourquoi Saint-Paul est vénéré pour avoir su hisser le christianisme naissant au-dessus des polythéismes de son temps, comme en Grèce ou dans l’Empire romain. Personnellement, je ne vois rien de plus qu’une aventure historique, donc contingente, dans ce que la vulgate occidentale prétend être un progrès nécessaire de l’esprit ou de la conscience humaine. Il s’avère d’ailleurs qu’Hiram, ce personnage central dans les rituels d’accès à la maîtrise, a été éduqué dans une religion polythéiste. Il est donc absurde de l’associer au monothéisme du GADLU. Les Hébreux n’avaient pas d’architectes parmi eux, ce qui se comprend aisément puisqu’ils étaient nomades avant de se fixer à Jérusalem. Hiram est quant à lui un sédentaire venu de Tyr, cette grande métropole qui honorait plusieurs dieux. Voilà pour un aspect du problème.
Le deuxième aspect est celui de l’athéisme. Quand est admise la possibilité pour un initié de croire au dieu de son choix, est exclue simultanément celle de ne pas croire en aucun dieu. Tel est le fondement des discours qui tournent autour de la notion de régularité. Il faut croire en Dieu pour être reconnu régulier. Plus exactement, il faut appartenir à une obédience qui exige cette croyance. Anderson et Desaguliers ont donné le ton dans les Constitutions de 1723. Certains commentateurs se perdent en controverses oiseuses pour tenter de les exonérer de leur responsabilité. Ils expliquent que, sous leur plume, ce sont les athées stupides qui sont visés, pas les athées tout court. C’est qu’ils ignorent les sermons qu’Anderson prêchait devant ses ouailles de Piccadilly. Pour lui, un athée était automatiquement stupide, de même qu’un libertin était automatiquement irréligieux. Quand je lis la prose de certains contemporains qui plaident eux aussi pour une franc-maçonnerie opposée à l’athéisme, j’ai l’impression qu’ils ne veulent pas lire dans l’abondante littérature sur le sujet qu’il y a toujours eu des incrédules, des mécréants, des athées, dans des environnements aussi bien polythéistes que monothéistes, et leurs opinions ne les empêchaient pas de respecter intelligemment les règles de la vie en société.

Vous consacrez plusieurs pages aux Lumières, au prestige acquis par la raison pendant le Siècle des lumières. Pouvons-nous encore nous en inspirer pour affronter les défis du troisième millénaire ?

J’avoue humblement ne pas savoir de quoi le millénaire actuel sera fait, ni même ce vingt-et-unième siècle dans lequel nous sommes et dont, fort probablement, notre âge ne permettra pas de voir la fin, à moins d’envisager des progrès fulgurants des sciences de la vie. Je ne sais donc pas quels sont les défis auxquels il faudra répondre. Sans doute celui de l’écologie, déjà très insistant, deviendra oppressant. Mais on en connaît d’autres, comme l’impossibilité de mettre en corrélation l’augmentation de la population mondiale et celle des ressources alimentaires. Ou encore, pour en rester à notre sujet, celui du terrorisme religieux. Aujourd’hui, nos yeux sont tournés vers des fanatiques de l’Islam. Rien ne dit qu’ils ne seront pas imités dans l’avenir par d’autres fanatiques d’une autre religion. Le passé européen connaît de toute façon des évènements tragiques de haines portées à leur paroxysme par des massacres. L’illusion serait de croire que ce passé est définitivement dépassé. Bien que je sois optimiste par tempérament, je me méfie des situations qui seraient propices à des manifestations de violence meurtrière. Alors, pour nous en préserver, faut-il retrouver l’idéal des Lumières ? Faut-il nous inspirer des philosophes rationalistes du dix-huitième siècle ?
Je vois ici et là des intellectuels francs-maçons qui répondent pas l’affirmative. Je respecte leur point de vue. Mais je crois que les discours qui appellent à un retour vers un passé révolu n’ont pas grand sens. Le passé dont ils parlent n’est pas le passé réel, mais le passé dont ils n’ont retenu que les bons côtés. Pour cette raison, c’est un passé fantasmé. Les Lumières avaient aussi de grandes parts d’ombre. Je pense, entre autres, à l’intensification de la traite négrière, à laquelle plusieurs armateurs francs-maçons ont pris part. Ce sera d’ailleurs le sujet de mon prochain ouvrage. On glorifie à juste titre les Frères du dix-neuvième siècle qui se sont battus pour l’abolition de l’esclavage. Ils étaient bien plus nombreux ceux du siècle précédent à spéculer sur le marché des esclaves d’Afrique transportés dans les colonies d’Amérique. Je ne suis pas sûr, non plus, que les bains de sang de la Révolution française soient à mettre au crédit des Lumières. Je pourrais citer d’autres exemples. Mais, pour faire court, ce qui me gêne dans les apologies des Lumières, c’est qu’elles trahissent en creux une impuissance à inventer de nouveaux concepts pour penser l’avenir. Aujourd’hui, on ne fait plus de farine avec des moulins à vent.