Martinès de Pasqually – entretien avec André Kervella

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André Kervella, vous nous proposez un nouvel ouvrage consacré à Martinès de Pasqually. Vous dîtes qu’il s’agit d’une biographie existentielle et intellectuelle. On comprend bien le sens de cette formule, mais pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Avant tout, je crois utile de préciser que d’autres biographies ont déjà été écrites. Dans le genre, je n’innove pas, comme j’avais pu le faire avec mon livre consacré à Étienne Morin ou à celui sur le baron de Hund. La dernière en date est celle de Michelle Nahon. Très réussie, d’ailleurs, et j’en recommande la lecture. (réédition de son ouvrage prévue février 2017 Dervy) Comme on dit en journalisme, j’ai adopté un angle de vue qui consiste à problématiser le personnage, à poser des questions diverses chaque fois que des incohérences apparaissent dans les archives le concernant. Et il y en a beaucoup. Cela m’a donc amené à tenter de comprendre quel fut son itinéraire personnel, disons les évènements les plus importants de son vécu, et c’est la dimension existentielle. Simultanément, il fallait aussi que je tâche de savoir dans quelles conditions il a forgé sa doctrine et les pratiques rituelles en rapport, et c’est la dimension intellectuelle.

Alors ? Que peut-on en dire brièvement ?

Permettez-moi un style télégraphique. Famille inconnue ou mal connue. Ce que fut son père, on l’ignore. Ce que fut sa mère, on l’ignore aussi. Sa généalogie reste une énigme. D’origine espagnole ou portugaise, selon certains. J’en doute. Je le vois plutôt sinon né dans la région d’Aix-en-Provence, du moins élevé là-bas jusqu’à son accès à l’âge adulte. On le dit juif converti, on le dit marrane. J’en doute aussi. Ceux qui l’assurent s’appuient sur l’usage qu’il fait de l’Ancien Testament et de la kabbale. Ce n’est pas une preuve suffisante. Car il existe une kabbale chrétienne et le décryptage qu’il propose de l’Ancien Testament est constamment guidé par la volonté de prouver que les principaux épisodes auxquels il s’intéresse annoncent la venue du Christ. De toute façon, lui-même se déclare chrétien. Il se marie dans la religion catholique et fait baptiser ses deux fils selon le rite romain.

On le dit ancien militaire avant de se faire connaître comme franc-maçon à Toulouse. J’en doute aussi. Les certificats qu’il produit ne sont pas convaincants. D’ailleurs, comme je le montre dans le livre, en appui sur un document inédit, il connaît très bien celui qui authentifie ces certificats et qui, pour l’occasion, n’est pas exempt de complaisance. Quoi qu’il en soit, les premières traces vérifiables de son action maçonnique sont bel et bien à Toulouse. Les hypothèses qu’on peut faire sur ce qu’il y a eu avant restent des hypothèses. J’avance celles qui me paraissent les plus crédibles.

Ensuite, il y a son transport à Bordeaux, la patente qu’il exhibe pour se légitimer comme maçonniquement adoubé par Charles-Édouard Stuart, et là, la contrefaçon est évidente. Peu importe ! Il y a une dizaine d’années d’intenses activités de création, avec le vain désir d’obtenir une reconnaissance officielle de la Grande Loge de France, il y a des querelles entre disciples, il y a des ennuis judiciaires, il y a le départ vers Saint-Domingue, où il va mourir prématurément en 1774. Et je n’ai pas été bref !

Encore les Stuart ?

Eh oui ! Avec le baron de Hund, on sait à quoi s’en tenir. Avec Martinès de Pasqually, l’imagination est prompte à divaguer. Je ne crois pas une seconde en l’authenticité de sa patente prétendument datée de 1738. J’en propose deux analyses, l’une interne par examen de ce qui est écrit, l’autre externe par mise en rapport avec le contexte historique. Et puis, il faut bien s’interroger sur le tournant qui survient dans sa trajectoire en 1766. Cette année-là, la Grande Loge de France refuse définitivement de le constituer comme chef de loge et de lui accorder une quelconque reconnaissance relative au système qu’il a créé. En même temps la loge Anglaise de Bordeaux obtient son inscription dans les listes de la Grande Loge de Londres. Martinès décide alors de voler de ses propres ailes, sans égard pour la maçonnerie institutionnelle dont le centre est à Paris, et il abandonne la référence aux Stuart, car il sait très bien que les dirigeants de l’Anglaise qui lui sont très hostiles peuvent désormais s’informer de la validité de ses prétentions à Londres. Autant ne pas leur donner le bâton pour se faire battre. Donc, après 1766, il n’est plus question d’une filiation jacobite qui aurait transité par son père à Aix-en-Provence. C’est alors qu’il change son fusil d’épaule pour se dire héritier d’une longue tradition secrète qui lui permettrait de savoir ce qu’est la vraie maçonnerie et de l’enseigner. Il fait aussi référence à six autres pairs qui auraient la même position, au-dessus d’un supérieur non nommé. Mais, dans tout ce qu’il dit et ce qu’il fait, on voit bien qu’il est seul et agit en novateur, d’ailleurs assez génial.

Génial ?

Oui, le mot me semble juste. Martinès n’est certes pas un érudit, au sens habituel du terme. Il ne semble pas avoir à sa disposition une grande bibliothèque. Il ne cite jamais un grand auteur, et ne discute aucune théorie. Je le crois assez volontiers attiré par les dictionnaires, les encyclopédies et les manuels de vulgarisation. Mais il connaît donc certains courants de la kabbale, il a certainement médité sur des textes évoquant la théurgie et d’autres la médecine. Son génie est alors de mixer de façon très personnelle les matériaux ainsi empruntés, puis de prolonger ce mixage ou cet accommodement par des pratiques dont il codifie le déroulement pour les cérémonies de dévolution de grades ou de travail théurgique. Le fait que de nombreux témoignages convergent pour lui accorder un puissant charisme et la capacité de faire naître chez plusieurs émules les émotions censées favoriser l’intuition ou la perception de phénomènes surnaturels, est troublant. Je n’irais pas jusqu’à ajouter que je crois moi-même à ces phénomènes. Mais je m’incline devant ces témoignages qui sont fournis par des hommes qui n’ont aucune raison de jouer la comédie, même si l’on peut soupçonner quelques fanfarons parmi eux.

Vous citez la kabbale, la Bible, des ouvrages de sciences plus ou moins occultes. Qu’en est-il plus simplement de la franc-maçonnerie ?

Si l’hypothèse à laquelle j’adhère, malgré le rejet de sa fausse patente de 1738, est que Martinès a été initié dans une loge d’Aix-en-Provence, et s’il a aussi eu l’occasion de visiter une autre à Avignon, il a certainement reçu les premiers grades écossais qui y étaient délivrés. Je rappelle que la loge d’Avignon dont on possède encore le registre d’architecture jusqu’en 1751, année qui a vu sa mise en sommeil sous la contrainte de l’épiscopat, se déclarait précisément fille de celle d’Aix et qu’elle réglait ses pratiques sur son modèle. Dans ce cas, une chose est sûre, elle délivrait deux hauts grades dont Martinès affiche la possession au début des années 1760, celui d’Élu et celui de Maître Écossais. À Montpellier, il a très probablement aussi connaissance de celui de Chevalier Élu dans la première moitié des années 1750. Dans ce cas, il est invité à réfléchir sur la thématique du kadosh et sur l’étayage du rituel correspondant à partir des textes bibliques. C’est à Bordeaux que, de façon assez fugitive d’ailleurs, il s’attribue également le Rose-Croix. Or, après 1766, il n’en parle plus pour évoquer à la place le Réaux-Croix. Tous ces éléments me paraissent composer une sorte de patchwork à partir duquel il prend son élan pour construire son propre système. En tout état de cause, il ne faut pas oublier que la franc-maçonnerie est à ses yeux un Ordre essentiel, qu’il n’entend pas l’abandonner malgré ses déboires auprès de la Grande Loge de France et des autres loges de Bordeaux. Il a seulement tendance pendant les cinq dernières années de sa vie à distinguer la maçonnerie centrée sur sa personne et qu’il juge la seule vraie, et celle pratiquée dans les autres loges ou chapitres, qu’il déclare apocryphe.

Donc, on peut considérer que son système est imaginé à partir de deux courants, d’un côté la franc-maçonnerie classique même s’il la rejette vers 1766, d’un autre côté la kabbale, juive ou chrétienne, voire juive et chrétienne ?

C’est cela. Il n’est pas opportun ici d’entrer dans les nuances entre les pensées théologiques juives et chrétiennes, et j’insiste sur les pluriels à chaque fois, pour reconnaître dans son unique ouvrage publié longtemps après sa mort, le Traité de la Réintégration des êtres, une influence très nette de la littérature kabbalistique. Cependant, comme avec les grades maçonniques, la théorie qu’il s’en fait comprend également des extrapolations ou des interpolations de son crû. En usant d’un anachronisme, je le définis comme un innovateur poussé par une pensée systémique. L’usage qu’il fait de la numérologie et de la géométrie, surtout, vise à établir des liens de correspondance ou de concordance entre les différents éléments de sa conception de l’univers. Tout doit être en lien avec tout. Quand le lien ne paraît guère évident dans les textes dont il s’inspire, il en fabrique un. Cela ne doit guère surprendre puisqu’il fonctionne du même coup à la façon des exégètes qui l’ont précédé. Cependant, quand c’est le cas, le côté artificiel de son travail se devine aisément.

Là-dessus, il me faut mettre un bémol. Martinès s’inspire aussi beaucoup du figurisme qui agitait à son époque les sphères des docteurs en religion. Les jansénistes et les jésuites, surtout les premiers, considéraient que les événements les plus remarquables de l’Ancien Testament devaient s’interpréter comme marquant chacun à sa façon la répétition d’une même scène, savoir celle de la félicité, de la chute dans la peine et la douleur, puis de l’effort accompli pour obtenir le pardon de Dieu et la réintégration en son giron. Sous des aspects variés, cette figure était donc pour eux celle qu’un bon chrétien devait méditer pour faire le choix de sa propre conduite. Un autre mot servait à caractériser cette approche méthodologique, celui de type, et Martinès l’emploie souvent. Son Traité est, de ce point de vue, une typologie. L’intention axiale est de montrer que le Christ est le type le plus accompli du rédempteur, du réparateur. Avant lui, il y a eu d’autres prophètes. Mais le Christ est celui qui achève en quelque sorte la longue fresque des figures. C’est d’ailleurs ce que disaient avant Martinès certains kabbalistes chrétiens, mais pas juifs bien sûr.

Vous dîtes par ailleurs que Martinès de Pasqually peut être considéré comme à l’origine du Régime Écossais Rectifié. N’est-ce pas un raccourci discutable ?

Il va de soi qu’en limitant le champ des investigations à l’œuvre théorique et à la pratique de Martinès Pasqually, on ne peut pas adopter ce point de vue. Martinès n’a jamais envisagé quoi que ce soit qui aille dans ce sens. Pour lui, l’Ordre des Élus Coëns est conçu pour perdurer sans changement après lui. Son systémisme fait une sorte de pari sur un avenir où ses disciples seraient dans une posture d’imitation fidèle et respectueuse, et ainsi de suite de génération en génération. D’où d’ailleurs son ambition d’investir son propre fils de sa propre succession après sa mort. Cependant, avant même que cette mort ne le frappe, en 1774, l’un de ses plus fameux disciples, Jean-Baptiste Willermoz, commence à faire un pas de côté en lorgnant vers la Stricte Observance d’Allemagne qui se définit déjà comme issue d’une réforme radicale de la franc-maçonnerie traditionnelle. Willermoz y adhère alors, mais déçu en peu d’années par ce qu’il y trouve, il décide d’y introduire ce qui à ses yeux constitue la principale richesse de la doctrine martinésiste, savoir la spiritualité étayée par la doctrine de la réintégration. Dès lors ce qu’on appelle aujourd’hui le Régime ou le Rite Écossais Rectifié est bel et bien la résultante de la Stricte Observance et de l’Ordre Coën. Willermoz emprunte de ces deux côtés les matériaux ce qui lui servent bâtir l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte. Voilà donc comment s’ouvrent les portes du R.E.R.

Une dernière question, si vous permettez. Vous dîtes que d’autres biographes se sont déjà penchés sur le personnage. Ils ont exploité eux-mêmes les documents auxquels vous vous référez. En quoi votre lecture apporte-t-elle du neuf, de l’inédit ?

Rester modeste est un impératif. J’ai dit tout à l’heure dans quelle estime je tiens le travail réalisé par Michelle Nahon, longuement mûri d’ailleurs par une trentaine d’années de recherches patientes, avec l’aide amicale de Maurice Friot, entre autres. Mais j’ai dit aussi que j’entendais problématiser Martinès de Pasqually sous un angle de vue personnelle. Il y a donc dans mon livre une mise en contexte différente de celles adoptée par mes confrères du passé ou du présent. Mais il y a également l’usage de documents inédits ou méconnus. Par exemple, Martinès de Pasqually a été deux fois marié. On connaît sa seconde femme, et pas la première. Or, s’il n’est pas encore possible d’identifier complètement celle-ci, on peut quand même savoir quel était son réseau familial, à partir de quoi on comprend mieux plusieurs initiatives de Martinès soit à Toulouse, soit à Paris. À Toulouse, il apparaît d’ailleurs plus tôt qu’on le pense, comme le prouve un document totalement ignoré jusqu’aujourd’hui. Je crois aussi avoir définitivement résolu l’énigme de son deuxième successeur qui, après sa mort, sera en charge des destinées de l’Ordre Coën mais le sabordera avec plus ou moins de désinvolture, non sans être irrité par les déviations de Willermoz. Vous savez qu’en histoire il suffit parfois d’introduire un élément nouveau dans un récit pour en changer considérablement la perspective. J’espère d’ailleurs que les lecteurs réagiront et me feront part de leur opinion.